Les sept devoirs du franc-maçon adogmatique
Claude Delbos
Dans Humanisme 2013/3 (N° 300), pages 45 à 51
Article
Plan
Auteur
Sur un sujet proche
file_downloadTélécharger
Lors de l’entrée dans la franc-maçonnerie, il est important de décider si l’on veut entrer dans une loge à caractère essentiellement déiste, développant un humanisme spiritualiste, ou bien dans une loge cultivant l’humanisme qui perpétue l’esprit des Lumières, disons dans une loge a-dogmatique. Comment caractériser la spécificité de la franc-maçonnerie a-dogmatique ? On se souvient des cinq points distinguant la franc-maçonnerie régulière : l’invocation du Grand Architecte de l’Univers, la présence du Livre Sacré de la Religion dans la loge, l’interdiction des débats politiques ou religieux, le dévouement à la patrie, le respect des anciens devoirs. Par analogie, ou par contraste plutôt, on pourrait définir les sept devoirs du franc-maçon a-dogmatique. Dans mon dernier ouvrage Humanisme, Lumières et franc-maçonnerie , j’ai proposé de les définir de la façon suivante :
1- Combattre pour la liberté absolue de conscience
1La liberté absolue de conscience laisse à chacun le droit de cultiver ses propres références métaphysiques, de pratiquer telle religion de son choix ou de n’en pratiquer aucune, elle reconnaît la liberté de croire en un Dieu tout-puissant et en l’immortalité de l’me, aussi bien que le droit de nier l’existence de Dieu et de prétendre que l’me se détériore en même temps que le corps, pour s’éteindre avec la mort… Le respect de la liberté absolue de conscience laisse donc à chacun le choix de ses conceptions métaphysiques mais, en contrepartie, il oblige chacun à reconnaître cette liberté aux autres et à ne jamais chercher à imposer les siennes. Ce principe conduit aussi à l’acceptation de la discussion sur les différentes façons de concevoir des réponses aux grandes questions métaphysiques, sans jamais en faire une question personnelle. La discussion ne doit en aucun cas mettre en cause l’individu et sa liberté, elle ne peut porter que sur les arguments philosophiques, culturels ou autres, de nature à expliquer ou justifier les différentes conceptions métaphysiques confrontées.
2
figure im1
2- N’imposer aucun livre sacré en loge
3Tout livre sacré est par essence l’expression d’un dogme. Le dogme est un point fondamental de doctrine, en religion ou en philosophie, considéré comme indiscutable. Pour l’Église catholique, le dogme est puisé à deux sources dont la première est l’Écriture sainte composée de l’Ancien et du Nouveau Testaments, ce que l’on appelle communément « la Bible ». Livre sacré, la Bible est donc l’expression primordiale du dogme chrétien ; le complément étant « la Tradition » : les textes des Pères de l’Église et ceux émanant des conciles. La Bible, on le voit, est bien l’expression du dogme chrétien. Parole sacrée reçue par révélation, elle s’impose au croyant en dehors de toute référence rationnelle et, en tant qu’expression du dogme, elle est indiscutable. Tout autre livre sacré a forcément le même caractère symbolique de référence à un dogme, à une vérité révélée offerte à la foi religieuse des fidèles.
4Peut-on placer comme symbole de référence, dans une loge qui se voudrait a-dogmatique, ce qui constitue l’expression essentielle d’un dogme ?
5Par contre, dans certaines loges, le livre sacré est remplacé par un livre blanc, un livre dont toutes les pages sont blanches. Ce symbole peut, au contraire, avoir une signification convenant parfaitement à la vocation a-dogmatique de la loge. La page blanche laisse en effet à chacun la possibilité d’y inscrire, en imagination et pour lui-même, le texte de référence auquel il rapporte ses conceptions métaphysiques personnelles.
6C’est un symbole bien différent de celui que constituerait un livre sacré, et c’est un symbole cohérent avec le parti pris humaniste et rassembleur de la franc-maçonnerie.
7Plus simplement et d’un symbolisme parfaitement clair, le livre proposé au respect absolu des membres de la loge peut être celui des Constitutions et du Règlement Général de l’obédience.
3- Accepter le dialogue sur tous les sujets
8Aucune des questions touchant à l’Homme ou aux sociétés humaines ne doit être écartée a priori des discussions en loge. Le règlement qui interdirait d’aborder, notamment, les questions religieuses ou politiques dans le travail du franc-maçon, ne serait pas celui d’une loge a-dogmatique. Quelle raison pourrait en effet justifier d’éliminer ces sujets de la discussion ? Ce serait considérer que, dans ces domaines, les membres de la loge peuvent avoir chacun des certitudes absolues, des opinions qui ne supportent pas la discussion, c’est-à-dire des conceptions à caractère dogmatique. Cette attitude ne peut pas être celle d’un franc-maçon a-dogmatique. Celui-ci, quand il a des convictions, et il a le droit d’en avoir, accepte de s’en expliquer, de les confronter à celles de ses frères et sœurs, bref il en discute, même s’il est entièrement libre de s’y tenir, quelle que soit la tournure que prenne la discussion. Les débats en loge n’ont en effet jamais pour objectif de conduire à une pensée commune ou de contraindre les participants à abdiquer de leurs opinions. Chacun, à la lumière de la discussion, se forme son idée personnelle ; cela peut le conduire à évoluer, mais cela peut aussi le renforcer dans ses convictions ; il reste seul juge.
4- Placer le Bien de l’humain en référence de la morale
9Les règles de la vie sociale doivent en effet s’inspirer d’une morale universellement acceptable. Cette exigence n’interdit pas de respecter des règles religieuses particulières dans le domaine de sa vie privée. Mais on peut observer que les sectes recrutent de plus en plus d’adeptes. Et parmi les intégristes des grandes religions, prétendument humanistes, des mouvements s’organisent ici et là pour mettre en cause les droits de l’homme et plus encore les droits de la femme. Sans parler des fous de Dieu qui font une guerre sainte !
10Face à cette situation, les francs-maçons a-dogmatiques réaffirment que les règles de la société doivent assurer la liberté des individus, le respect des droits de l’homme, l’approfondissement des droits de la femme, et le progrès de l’Humanité, par une recherche de conditions de vie et d’organisation sociale, de nature à offrir le maximum de chances à tout être humain, pour conduire librement sa vie vers le bonheur.
11Dans cette optique, les critères de jugement du bien et du mal doivent être rapportés à ce qui est bien pour l’être humain en tant qu’individu et à ce qui est bien pour l’humanité dans son ensemble et dans une perspective d’avenir.
5- œuvrer au progrès de l’humanité
12Le franc-maçon a-dogmatique a le devoir de travailler au progrès de l’humanité, et cette vue des choses interdit l’attitude qui consisterait à cantonner l’activité maçonnique à des joutes philosophiques et à des exercices spirituels destinés à produire la sérénité personnelle, dans l’indifférence de ce que devient le monde extérieur. Le franc-maçon a-dogmatique s’intéresse aux autres. Il s’y intéresse à l’occasion de son travail dans le temple, par l’étude des problèmes qui se posent à l’humanité pour son avenir. Et hors du temple il a le devoir de faire tout ce qu’il peut, pour faire progresser l’humanité dans le sens des convictions acquises à l’issue des débats en loge.
13Faire progresser l’humanité n’est pas une utopie. Depuis ses origines, elle n’a cessé de progresser. Ce mouvement est dans la nature de l’être humain. La difficulté, c’est de voir ce qui contribue au progrès de l’humanité, et de le distinguer des changements facteurs de régression ou des modes sans conséquences. Devant cette difficulté, la tentation existe de s’en remettre au destin ou à la providence, et de laisser les choses se faire. Ce n’est pas l’attitude du franc-maçon. Convaincu que l’Homme a pour devoir de maîtriser son destin, ainsi que l’avenir de l’humanité et le devenir du monde, c’est à cela qu’il travaille, là où il est, dans la mesure de ses possibilités, œuvrant au règne de la raison et au progrès des sciences, en récusant toutes les démarches obscurantistes.
6- Soutenir la laïcité
14L’une des voies du progrès de l’humanité se situe, pour le franc-maçon a-dogmatique, dans l’application du principe de laïcité. Ce qui justifie l’intérêt porté à ce principe, c’est la longue suite de malheurs causés à l’humanité par la confusion du pouvoir spirituel avec le pouvoir temporel. Ce mélange des pouvoirs s’accompagne toujours du fanatisme et de l’intolérance. à l’expérience, il est apparu que la seule solution pour éviter les violences liées au fanatisme, c’est de confiner la religion et toutes les conceptions métaphysiques dans la sphère de la vie privée, y compris associative, en éliminant de la légalité ainsi que de l’administration politique des communautés humaines, toute référence à des croyances, à des vérités révélées, à des conceptions métaphysiques imposées de façon dogmatique.
15Ce progrès, générateur de paix entre les hommes, a néanmoins du mal à s’imposer. Des régressions se sont produites dans l’histoire, voir la révocation de l’Édit de Nantes, et des forces contraires se manifestent de nos jours dans de grands pays démocratiques et même en France. Dans de nombreuses régions du monde la laïcité est totalement ignorée et l’on s’y massacre au nom des croyances religieuses. Le franc-maçon a-dogmatique a le devoir de faire tout son possible afin de soutenir l’application du principe de laïcité au sein de la société française. Et, au-delà, il se doit de soutenir aussi toute action visant à en promouvoir le principe et l’application dans les autres pays.
7- Défendre la République
16Les francs-maçons, en particulier ceux du Grand Orient de France, se sont dans le passé ouvertement engagés pour la République. Ce mode de gouvernement, dans lequel les pouvoirs sont assumés par des représentants élus au suffrage universel, s’oppose à l’accaparement du pouvoir politique par un groupe particulier ou par des dynasties. Il est le plus à même d’assurer une administration de la chose publique dans l’intérêt de tous et non pour la satisfaction d’une catégorie particulière de citoyens, car il place l’intérêt général au-dessus des intérêts particuliers. Il a pour vocation d’assurer au citoyen les libertés fondamentales, le fonctionnement démocratique des institutions au profit de citoyens égaux en droits, la solidarité des mieux partagés envers les plus démunis dans la dignité imposée par le principe de fraternité, et enfin la laïcité des institutions politiques, de l’administration et de la vie publique…
17Les francs-maçons du passé ont lutté pour cette conception de l’organisation de la société. Ceux d’aujourd’hui sont conscients du fait que ce mode de gouvernement reste perfectible, mais ils savent aussi que les ennemis de la République n’ont jamais désarmé… Les francs-maçons des loges a-dogmatiques se reconnaissent le devoir de se faire les défenseurs de la République.
18En s’engageant à assumer ces sept devoirs, le franc-maçon a-dogmatique est conscient du fait que l’histoire porte sur la tradition dont il est l’héritier, un jugement qu’il ne saurait renier. Dès les origines, et fidèle en cela à l’esprit des Constitutions d’Anderson, la franc-maçonnerie libérale française a voulu placer la liberté de conscience à la première place de ses valeurs. Par ailleurs, elle a cherché à équilibrer l’activité encyclopédiste de recherche intellectuelle par la réflexion spirituelle symbolique et initiatique.
figure im2
19La franc-maçonnerie a-dogmatique, comme la franc-maçonnerie dans son ensemble, a pour premier objectif le perfectionnement de l’individu franc-maçon. Le travail en loge, encadré par le rituel et inspiré par le symbolisme maçonnique, a pour but essentiel de guider l’initié vers plus de connaissance, plus de sagesse et plus de maîtrise de soi. Il développe une relation particulière de solidarité et d’amour, au sens le plus noble, entre tous les membres de la loge : la fraternité maçonnique. Mais dans les loges a-dogmatiques, la liberté de la pensée et de l’expression des idées, vont un peu plus loin que dans les loges dites « régulières », puisque l’on y aborde couramment les problèmes de société de toute nature. En outre, on y fait profession d’être républicain. Pour le franc-maçon a-dogmatique, les droits de l’Homme et ceux du franc-maçon, vont jusqu’à la liberté absolue de conscience, c’est à dire jusqu’au droit d’être agnostique, athée ou libre-penseur, sans exclure le droit d’avoir la foi, de croire en une révélation et d’être à titre personnel le fidèle d’une religion. L’attitude philosophique des francs maçons a-dogmatiques n’exclut que le prosélytisme intolérant et l’activisme confessionnel qui voudrait inclure des références religieuses dans les lois de la République, le cléricalisme. Enfin le franc-maçon a-dogmatique est attaché à l’idée de progrès : progrès de l’Homme et progrès de l’humanité. Il a le devoir de réfléchir à l’avenir de l’être humain et à l’avenir de l’humanité, en recherchant les voies du progrès.
20La franc-maçonnerie a-dogmatique ne se désintéresse nullement de la spiritualité, du questionnement sur les grandes questions métaphysiques. Mais elle cherche à cultiver une spiritualité « laïque», une forme libre de réflexion sur les questions métaphysiques, acceptable par tous les hommes et les femmes adhérant à l’idéal humaniste, quelles que soient leurs croyances religieuses ou philosophiques particulières.
21Une doctrine maçonnique définie sur ces bases, pourrait ainsi, en se plaçant au-dessus des différences culturelles, religieuses et idéologiques, prétendre à une véritable vocation universelle. Les francs-maçons, frères et sœurs qui y adhèrent, peuvent se considérer comme à l’avant-garde des forces de progrès de l’humanité, pour l’extension universelle d’un Humanisme éclairé.