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General: Franc-maçonnerie et rosicrucisme
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De: Kadyr  (Mensaje original) Enviado: 08/06/2024 17:56
Franc-maçonnerie et rosicrucisme ? à première vue, une affaire classée depuis les travaux de Paul Arnold – à manier précautionneusement toutefois – (1955 puis 1990), et, surtout, de Bernard Gorceix (1970) et de Roland Edighoffer (1982-1987), résumés dans unQue sais-je ?en 1982 (édition revue et corrigée en 1986) – si je m’en tiens aux livres écrits en français. Pour autant, l’affaire n’est pas enterrée, et, de manière récurrente, des ouvrages paraissent qui reviennent sur le dossier. Ils n’apportent rien de neuf, mais entretiennent la curiosité du public ; souvent, ils ignorent ce qui s’est écrit de sérieux sur le sujet, et se contentent de nous raconter une histoire. Tel n’est pas le cas avec Didier Kahn et sa trilogie surAlchimie et paracelsisme en France.

1C’est le tout venant de la littérature rosicrucienne qui, par des canaux divers, s’est maintenue jusqu’à nous. Sans parler de l’AMORC (Antiquus Mysticusque Ordo Rosae Crucis) dont l’origine est récente, l’œuvre d’un Paul Sédir – Yvon Le Loup de son vrai nom – donne une bonne idée des filiations imaginaires que se reconnaissent les rosicruciens puisque, selon lui, elles se perdent dans la nuit des temps : « Quant à la Rose-Croix essentielle, elle existe depuis qu’il y a des hommes ici-bas, car elle est une fonction immatérielle de la Terre. » Sans doute, précise-t-il, elle « n’a porté ce nom qu’en Europe et au XVIIIe siècle », mais ce n’était que prudence de sa part car son secret ne pouvait être entendu de tous. Après avoir cité les « alchimistes » les plus réputés, « pour rester dans le vraisemblable », Sédir considère que les « vrais » représentants de la Rose-Croix sont les gardiens de la tradition ésotérique, les interprètes de la lumière de l’Évangile, et les éclaireurs, les annonciateurs de la venue du Saint-Esprit.

2Pourquoi pas ! Mais ce n’est pas le souci de l’historien ; aussi l’angle adopté par Didier Kahn est tout autre dans le premier volume d’une trilogie annoncée sur Alchimie et paracelsisme en France (1567-1625) qui vient de sortir. Des 808 pages que compte cette introduction au corpus paracelsien, je ne retiendrai que le chapitre consacré aux Rose-Croix (pp. 413-499). Il s’intitule brutalement : La mystification rosicrucienne, et à le lire on comprend qu’il s’agit bel et bien d’une mystification.

3Déjà connu par ses travaux sur l’alchimie médiévale, éditeur de Thomas Vaughan – j’en avais rendu compte ici-même en son temps –, collaborateur actif de Chrysopeia, savante revue éditée par Sylvain Matton, spécialiste aussi de Diderot (il coordonne l’édition de ses œuvres complètes publiées chez Hermann), Didier Kahn, chercheur au CNRS, ne se préoccupe pas de démêler le « vrai » du « faux » dans ce qu’écrivent les alchimistes, mais de rendre leurs théories intelligibles et de nous permettre de comprendre à la fois la place qu’on leur assignait dans leur temps et le rôle qu’elles jouent dans l’histoire culturelle d’une époque. Son propos n’est pas d’écrire une histoire hermétique de l’hermétisme, mais de rendre l’hermétisme intelligible à tous (sauf peut-être à ses adeptes) sans fatiguer le lecteur par des professions de foi et des « révélations » propres seulement à intéresser quelques capucins en cavale ou des maçons en déshérence.

4Le lecteur non prévenu – celui que ne taraude pas la question du « sens » ou de la « vérité » –, apprendra beaucoup en fréquentant Didier Kahn qui a tout lu de et sur la littérature alchimique du temps, sans nourrir pour autant d’inutiles préventions qu’on s’empresserait de qualifier de positivistes. Son souci est scientifique. Il nous propose un modèle d’intelligibilité susceptible de rendre compte d’une époque assez éloignée de la nôtre pour que les effets de miroir soient dissipés, mais parlant une langue que nous comprenons encore et qui, par conséquent, nous parle. Ce double écueil levé, restait à en surmonter un troisième, de poids celui-là : c’est que la question de l’alchimie demeure une question chaude, « qui fait perdre la tête aux meilleurs esprits ». J’ai évoqué Sédir [Désir !], qui finira par se brouiller avec tous ses amis, Guaïta, Péladan, Papus, qu’il accusera d’imposture quand, sur le tard, il se sera converti au catholicisme – ou à ce qui y ressemble. Mais, on pourrait évoquer Serge Hutin, pourtant élève d’Alexandre Koyré, savant lorsqu’il étudie les platoniciens de Cambridge ou Boehme, et délirant lorsqu’il parle d’alchimie ; on pourrait en citer d’autres encore, mais leur nombre est si élevé que cela deviendrait fastidieux.

5Sans m’attarder davantage sur les saines précautions méthodologiques que prend Didier Kahn, ce qui frappe dans son travail est le souci marqué qu’il a de replacer l’alchimie (qu’il se garde de définir car ce serait fixer une orthodoxie) dans le contexte culturel de son temps : sont alchimistes ceux qui se considèrent tels, ou que les contemporains désignent comme tels. Ce faisant, il évite le piège de la téléologie qui partant de la chimie de Lavoisier décrit les alchimistes comme des esprits attardés essentiellement crédules, ignorants, ou, ce qui revient au même, comme des imposteurs effrontés. Car si le bon sens conduit à penser que les imbéciles et les « fous » sont de tous les temps (et de tous les pays), ce même bon sens doit nous convaincre que ni Vanini, ni Giordano Bruno (sur lequel Bertrand Levergeois, par ses traductions et sa biographie, nous a éclairés pour bien longtemps), ni tant d’autres moins connus qui donnèrent tête baissé dans la chrysopée, n’étaient ni « fous », ni imposteurs – pas plus que Newton commentant l’Apocalypse de saint Jean tout en écrivant ses Principia ! La bonne méthode, en histoire, consiste donc à partir de ce qu’ils écrivent, de la façon dont ils l’écrivent, de la diffusion de leurs œuvres, de la position qu’ils occupent dans la société de leur temps, des contraintes matérielles qu’ils doivent surmonter, pour comprendre l’univers mental qui était le leur, sans y projeter nos fantasmes, nos « certitudes » et, pour tout dire, nos préjugés.


Mystification
6La mystification rosicrucienne apparaît en France autour des années 1623-1624 ; elle s’inscrit explicitement dans la mouvance paracelsienne (dont elle réduit l’universalisme puisqu’elle n’en retient que les aspects alchimiques). L’affaire devient publique pendant l’été 1623, quand sont affichés à Paris des placards annonçant la présence de « députés du Collège principal des Frères de la Rose-Croix » doués de pouvoirs merveilleux et soucieux d’extirper les erreurs mortifères que partageaient leurs contemporains. Il aurait pu ne s’agir que d’un fait divers si certains ne s’étaient servi de cette annonce pour la transformer en un événement exceptionnel attestant dans l’Occident chrétien la permanence d’une tradition alchimique dont le fin mot serait enfin révélé. Du coup, les meilleurs esprits s’en mêlèrent et ce qui allait se trouver n’être qu’une plaisanterie, devenait un fait social total, comme dirait Marcel Mauss.

7« Qui rédigea, qui afficha les placards de 1623 – se demande Didier Kahn –, et dans quels buts ? Y eut-il plusieurs textes distincts les uns des autres ? Quelles réactions suscitèrent-ils au juste ? » De telles questions replacent l’affaire sur son véritable terrain qui est, bien sûr, socio-politique ; elle paraît intimement liée aux combats vifs qui opposent alors l’orthodoxie aux courants libertins. Le paracelsisme revendiqué dans les Placards fera les frais de la polémique et, pour beaucoup, se résumera à l’alchimisme réel ou supposé de la Rose-Croix. Un peu comme dans l’histoire de la dent d’or rapportée par Fontenelle, on fera l’économie d’une enquête préalable, pour ne s’intéresser qu’aux redoutables pouvoirs détenus par ces sages dispensateurs d’un nouvel évangile.

8L’affaire aurait pu s’éteindre d’elle-même et, n’avaient été les interventions de Baillet et de Mersenne mêlant Descartes aux Invisibles, on en serait resté aux querelles ordinaires qui opposent les doctes entre eux et parfois le public qui s’y intéresse. Mais, pour des raisons qui restent à analyser, ce ne fut pas le cas et, très tôt, les Rose-Croix devinrent une pomme de discorde. Didier Kahn se pose les bonnes questions, analyse les textes, identifie leur(s) auteur(s), discute les témoignages, et conclut avec les meilleurs spécialistes à l’imposture d’Étienne Chaume.

9Ce constat, finalement banal, lui donne l’occasion de revenir un instant sur l’historiographie du sujet. S’en détache l’importante figure de Frances Yates que des travaux importants (mais largement complétés depuis) sur Giordano Bruno avaient imposée à la communauté scientifique. Ses recherches ultérieures l’avaient conduite à étudier la Rose-Croix qui, selon elle, tirait ses origines d’une tradition britannique où se fondaient le symbolisme de l’Ordre de la Jarretière et l’hermétisme de John Dee ; associée au mariage de Friedrich V avec la propre fille de Jacques Ier d’Angleterre – très attendu (?) des calvinistes –, Yates voyait dans ce syncrétisme l’arrière-plan mystique de la guerre de Trente ans. Je passe sur les détails. L’hypothèse n’était pas nouvelle, mais controuvée, et sans attendre, de manière très argumentée, les spécialistes réfutèrent point par point la thèse avancée. Quant à Bertrand Levergeois, prenant le contrepied de Frances Yates, il sut réinscrire Bruno le martyr de l’Inquisition (Giordano Bruno, Fayard, 2000) dans le fief d’où la postérité n’aurait jamais dû le déloger : la philosophie.

10Le malheur veut qu’on ne lise pas les spécialistes et que le public « cultivé », dans l’ignorance totale des arguments de Roland Edighoffer et de Carlos Gilly, n’a retenu que ceux, bien plus séduisants, du Rosicrucian Enlightenment de Yates, publié en 1972, et précipitamment traduit, et mal traduit, en 1978, sous le titre La Lumière des Rose-Croix – ce qui était une façon de solliciter l’auteur qui, je pense, n’en demandait pas tant. Quoique scientifiquement discréditée, la thèse n’en demeure pas moins la référence absolue pour beaucoup, tant il est vrai que les bonnes nouvelles sont longues à parvenir, puis à s’imposer…

11Pour revenir au sujet, je crois que tout le monde aurait oublié cette ténébreuse affaire de placards apposés nuitamment aux porches des églises, si Adrien Baillet, le biographe de Descartes, n’avait inventé de toutes pièces cet épisode où il est dit que le philosophe s’était rendu à Paris pour rencontrer le ou les auteurs desdits manifestes. N’était-il pas piquant d’associer le fondateur du rationalisme aux billevesées rosicruciennes et d’insister sur ses origines occultes ? Du coup, les « rêves » de Descartes prenaient une toute autre signification, comme sa dévotion à la vierge de la Salette, et l’on était reconduit vers des abîmes dont le rationalisme paraissait nous avoir délivrés.

12En réalité, le phénomène rosicrucien est au XVIIe siècle l’un des premiers symptômes de la crise de la conscience européenne que Paul Hazard repèrera entre 1680 et 1715, crise qui, dans cet épisode, voit la confusion du paracelsisme et du libertinage (Vanini vient d’être brûlé à Toulouse, Théophile de Viau incarcéré) ; elle témoigne des difficultés qu’on a alors à poser la question religieuse dans une Romania lézardée par les différents protestantismes. En amalgamant nature et surnature, l’alchimie se présente comme l’un des principaux obstacles que rencontre l’orthodoxie ; elle devient le compagnon de route des libertins, des pyrrhoniens, en un mot des « esprits forts » auxquels Pascal fut loin d’être insensible. Toujours est-il que passée la « révolution galiléenne » – à laquelle Descartes fut mêlé –, rien n’était plus comme avant. Si Newton fut le « dernier des magiciens », comme on l’a dit, il fut aussi le medium qui permit le passage de l’« alchimie » opérative à l’« alchimie » spéculative. Une ère nouvelle commençait – sauf pour quelques attardés, mais c’est là une autre affaire.

13L’ouvrage de Didier Kahn rassemble les pièces d’un dossier qui, on s’en doute, ne sera pas du goût des esprits paresseux qui opposent à la docte ignorance, le mol oreiller de l’orthodoxie, voire de la crédulité. C’est vers cette époque que Saint-Évremond, exilé, écrivait au père Canaye une fameuse lettre que je ne rapporte pas faute de place, mais qui aurait quelque titre pour être lue dans les écoles…


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